La route qui engloutissait les chevaux
Une déposition de témoin après un accident à la Prade de Vic (1769)
La difficulté des liaisons routières est une question récurrente dans le département du Cantal, au milieu duquel trône le plus grand volcan d'Europe. Mais nous oublions trop facilement que pour nos aïeux, se rendre d'Aurillac à Saint-Flour sur une route aménagée, à la vitesse de 80 km à l'heure, aurait représenté un luxe inimaginable !
Au début du XVIIIe siècle, trois itinéraires principaux permettent de relier ces deux villes. Le plus emprunté semble passer au sud du volcan, par Arpajon, Carlat, Lacapelle-Barrès, Vigouroux, Cézens et Cussac. Un autre traversait la Planèze puis coupait au pied du Plomb du Cantal, à Prat-de-Bouc et à travers les plateaux qui dominent la vallée de la Cère : c'était bien sûr un itinéraire d'été. Le dernier, qui correspond à la route actuelle, paraît beaucoup moins praticable par endroits et ne pouvait être parcouru d'un bout à l'autre par des véhicules à roues.
L'intérêt commercial de ce chemin est néanmoins bien identifié à la fin de l'Ancien Régime, ce qui va donner lieu, non sans provoquer de multiples discussions et contestations, à la réalisation d'un tracé et à la confection d'une véritable route entre les années 1760 et 1790. Les travaux sont loin d'être simples car il faut s'adapter au terrain accidenté et parfois creuser un passage à flanc de montagne.
Si le trajet de Saint-Flour à Murat est établi assez rapidement, puisqu'on l'ouvre en 1767, le côté aurillacois de la route tarde à voir le jour. Les arguments s'accumulent pourtant en faveur de ces travaux : parmi ceux-ci, une « enquete et sentence qui prouvent la necessité indispensable de faire travailler au plus tôt au grand chemin de Saint-Flour et Murat à Vic et à Aurillac ».
Il s'agit d'une copie de déposition de témoin dans le cadre d'une affaire opposant deux parties, d'un côté les sieurs Salarnié, père et fils habitant Vic, et de l'autre François Bompard, voiturier auquel ils avaient demandé de ramener à Vic leur cheval depuis le village des Chazes, à Saint-Jacques-des-Blats. Or, si procès il y a, c'est que les choses ont mal tourné : le 23 mai 1769, François Bompard avance sur le chemin de Thiézac à Vic, précédé de deux chevaux de bât dont celui des Salarnié, « ainsy qu'il est d'usage en pareil cas ». Alors que le convoi arrivait près de Vic, « dans un endroit au dessus dudit village de la Prade qui se trouve encore plus etroit que le reste du chemin, au bord d'un precipise », le cheval fit un faux-pas et tomba dans le ravin, où il se tua.
Le juge, intervenant dès le lendemain, demande donc à chacun d'apporter la preuve de sa position : François Bompard est chargé de démontrer que le cheval « a pery sans sa faute », tandis que les Salarnié devront prouver que « eu egard au nombre des mauvais pas qui se rencontrent sur cette routte, les voyturiers exacts conduisent leurs chevaux par la main pau et près [à peu près] dans l'endroit en question », d'autres accidents ayant déjà eu lieu précédemment.
Inséré dans le dossier relatif à la construction de la route, ce document ne permet pas de savoir quelle a été l'issue du procès. On peut cependant noter que le choix des Salarnié en matière de témoin n'est pas le plus judicieux. Jean Rueyre, laboureur, travaillait dans un champ à la Prade au moment de la chute. S'il confirme les dires des Salarnié selon lesquels l'endroit est notoirement dangereux (le cheval « se tua coup sec, se qui le surprit d'autant moins qu'il a deja vu plusieurs autres chevaux perir pau et près dans le meme endroit »), il n'accuse pas le voiturier de négligence mais donne tort au « chemin, qui est trop etroit, mal placé et presque inpraticable, de maniere qu'à peine les corvees raccommodent ils les endroits le[s] plus perilleux que le premier ravin et forte pluye qui survient remet le chemin au premier etat », concluant « qu'ainsy cette perte ne peut point être imputee audit Bompard mais uniquement au deffaut du chemin ». Les corvées, imposées aux hommes payant l'impôt royal de la taille, permettaient de solliciter de la main d'oeuvre gratuitement pour entretenir les chemins. Cependant, les travaux nécessaires à la réparation du passage de la Prade demandaient une intervention de plus grande ampleur qu'un simple raccommodage.
Faute de moyens, le projet va cependant être mis en attente pendant de nombreuses années : en 1788 enfin, la route entre Saint-Jacques-des-Blats et Aurillac est déclarée « ouverte sans chaussée » ; le Pas de Compaing (à Saint-Jacques-des-Blats) est encore impraticable pour les voitures. La nouvelle route est finalement achevée en l'an II (1794). Elle est pourtant dessinée dès les années 1750 dans l'atlas de Trudaine, réalisé à l'initiative de cet administrateur des Ponts et chaussées afin de cartographier l'ensemble des routes de France, et dont les Archives départementales conservent les minutes aquarellées.
Enquête : C 326
Plan (minute de l'atlas Trudaine) : C 752
Pour aller plus loin : Imberdis Franck, Le réseau routier de l'Auvergne au XVIIIe siècle : ses origines et son évolution, Paris, PUF, 1967, 8 BIB 457-4