Débuts pittoresques pour l’école de Jabrun (an VI)
Débuts pittoresques pour l’école de Jabrun (an VI)
Pour faire écho à la nouvelle exposition présentée par les Archives du Cantal à compter du 2 juin, « De la craie à la plume : retour sur un siècle d’école dans le Cantal », le document du mois de juin évoque les débuts de l’enseignement primaire public sous la Révolution. Il s’agit d’un rapport d’inspection de l’école rédigé par un dénommé Veissade, « agiand de la commune de Jabrun », qui, comme on peut le constater, éprouve lui-même quelques difficultés avec l’orthographe : « Je y ey trouvé fort peu d’anfans et d’un bas agie qui avet le petit alfabet à leur main, j’ei trouvé sur la table de la maison le tablau calandrié de la Republique francese. Jeanne Domeingie faisant les foncions d’estututrice natife de ladite commune agiée d’anviron quarante cinq an d’une capacité fort tranquile ; sa profecion et la filure de lene pour la fature des cadys ou la couture, ele ne set pouint écrire […] l’aiant requise à signier mon proces verbal elle m’a repondu ne le savouer faire, vous savés que je suis native de parans de basse qualité n’aiant pas de moiens pour moue le faire aprandre ». A la lecture de ces quelques lignes, on s’aperçoit que la situation de l’école de Jabrun n’est pas brillante. Les élèves sont très jeunes et peu nombreux. Ce qui peut toutefois s’expliquer par la date de l’inspection. Nous sommes le 24 messidor, soit le 12 juillet 1798 du calendrier grégorien, aussi « depuis le bau tans arivé ele a eu fort peu d’anfans etant ocupés dans la maison pour la garde des bestiaus ». Dans ces conditions, l’apprentissage du français semble plus que limité. Quant aux mathématiques, le rapport n’en fait même pas état.
Malgré sa bonne volonté, Jeanne Domeingie n’a d’institutrice que la fonction, elle n’en a pas la formation et encore moins les compétences. C’est une situation fréquente à cette période où l’une des principales difficultés rencontrées par l’enseignement primaire est de trouver des maîtres qualifiés. La création de l’école de Jabrun semble très récente. Deux ans plutôt, dans sa séance du neuf messidor an IV[1], l’administration du canton de Chaudes-Aigues arrête la création d’une « école à Jabrun dont le nombre des élèves pourra être de quarante ». Toutefois, en l’an V, elle n’existe toujours pas[2]. A cette date, le recrutement d’un instituteur ou d’une institutrice est très compliqué voire impossible pour les communes rurales du Cantal. Un rapport du directoire du district d’Aurillac au directoire du département est très instructif à ce sujet[3]: « il n’a été ouvert des écoles que dans très peu de communes. […] Quand l’administration s’est plainte aux municipalités de ce qu’elles n’activaient point des établissements aussi utiles, dont la nation faisait les frais, elles ont répondu qu’il n’y avait point de personne propre à l’enseignement et quelques-unes même en ont réclamé de l’administration qui a été également embarrassée pour leur en procurer […]. Avant la révolution l’enseignement était généralement confié dans ce département à des ecclésiastiques séculiers ou réguliers, à des filles cloîtrées ou non cloîtrées. Il a été impossible de remplacer les anciens instituteurs et institutrices : beaucoup de prêtres et plus encore de filles ont été obligés de renoncer à l’enseignement pour n’avoir pas obéi aux lois ».
Sous l’Ancien Régime, l’enseignement est une des fonctions de l’Eglise, et les premiers temps de la Révolution ne changent rien au fonctionnement des petites écoles. Cependant la discorde religieuse née de la Constitution civile du clergé et de l’obligation de prêter serment pour les ecclésiastiques, désorganise le système en place. Dans le même temps, se développe l’idée que l’instruction est nécessaire pour former des citoyens et qu’elle ne doit plus être un privilège. Une première loi datée du 29 frimaire an II, très ambitieuse, crée un enseignement primaire avec des maîtres rétribués par la République. L’enseignement est libre, mais sous contrôle de l’Etat, et surtout obligatoire pour les enfants de 7 à 10 ans. Un an plus tard, le 27 brumaire an III, devant les difficultés d’organisation, une nouvelle loi, plus restrictive, est proclamée. Elle permet l’ouverture d’écoles non reconnues par la République et l’obligation scolaire est supprimée. A partir de l’an IV, c’est un nouveau recul. Les enseignants ne sont plus rétribués par un traitement fixe mais par les élèves eux-mêmes, c’est la « fin du rêve d’éduquer un peuple tout entier[4] ». Ils sont désormais recrutés par un jury d’instruction. Il y a en a un jury par district, composé de trois membres désignés par l’administration, parmi les pères de famille. Les instituteurs sont élus par le jury et doivent être confirmés par l’administration. Mais les candidats ne se bousculent pas. Le 6 nivôse an V, les membres du jury d’instruction du district de Saint-Flour écrivent aux administrateurs du département : « nous vous envoyons la liste des instituteurs et institutrices que nous avons agréés, vous serez étonnés sans doute, comme nous, du petit nombre de sujets qui sont portés dans cette liste. D’après les publications et affiches que nous avions fait faire, nous devions nous attendre à un plus grand concours[5] ». Louise Beaufils est ainsi nommée institutrice de l’école primaire du quartier haut de Saint-Flour mais c’est un choix par défaut : « comme il n’y a pas eu de concours pour cette place et qu’elle s’est trouvée la seule inscrite au tableau […], l’administration n’a pas pu faire autrement que de vous l’adresser […]. Nous pensons aujourd’hui qu’il serait possible de trouver des sujets plus propres à cette place […]. La citoyenne Beaufils ne nous parait pas avoir toute l’instruction nécessaire, n’y le ton de décence qui convient aux fonctions qu’elle aurait à remplir ». Plus que ses compétences, c’est sa moralité qui pose question, aussi l’administration municipale de Saint-Flour demande de sursoir à sa nomination.
L’école de Jabrun n’est pas un cas isolé. La pénurie d’instituteurs oblige l’administration à faire des concessions et l’enseignement primaire public doit faire face à la concurrence des « écoles privées ». Comme le signale l’agent Veissade à propos des élèves de Jeanne Domeingie : « la lecture étant comancées leurs parans les placent a lieurs dans des maisons où y a de gyans pour leur aprandre à lire comme il faut ou à écrire ». Si cette école a le mérite d’exister, l’écart est grand entre les ambitions affichées par les révolutionnaires et la réalité du terrain.
Cote ADC : L 375.
Texte rédigé par Nicolas Laparra.
[1] Cote ADC : L 375
[2] Cote ADC : L 1338 (Description de l'organisation de l'instruction publique dans le département en réponse à une circulaire de l'administration centrale (an V))
[3] Cote ADC : L 373
[4] Sous la direction de Dominique Julia, Atlas de la Révolution française, tome 2, L’enseignement 1760-1815, Paris, 1987, p. 10.
[5] Cote ADC : L 1335