Les doléances de l’ordre le plus nombreux du royaume : les maris cocus (1789)
Pour commencer l’année en beauté, rien ne vaut un peu d’humour, même s’il n’est vraisemblablement pas cantalien. Feuilletons pour cela un petit ouvrage intitulé « Procès-verbal et protestations de l’assemblée de l’ordre le plus nombreux du royaume ». Le Tiers-Etat, me répondrez-vous ? Pas du tout ! Il s’agit d’un ordre qui prône l’égalité de ses membres, qu’ils soient riches ou pauvres, savants ou ignares, beaux ou laids. Un ordre, nous dit-on, qui est « au-dessus de tous les autres ordres par son ancienneté et le nombre immense de ses membres ». Un ordre où ne sont toutefois pas admis les célibataires et les curés. Un ordre au sein duquel, pour prêter serment, on pose la main droite non sur son cœur ou sur la Bible, mais sur son front… Il s’agit bien sûr de l’honorable Ordre des Cocus.
Dans le contexte de la réunion des Etats généraux en 1789, « au moment où la France entière retentit des cris de liberté, de constitution et de patriotisme », cette parodie anonyme d’une trentaine de pages met en scène de manière burlesque les people de l’époque. Les noms à peine déguisés au début sont cités à la fin de l’ouvrage. Difficile de déterminer si Rebut, marchand limonadier, ou Paliseau, maître perruquier, existaient bel et bien, mais d’autres noms nous sont plus familiers, comme le comte de Mirabeau ou encore Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro.
La parodie mime la réunion de tous ces prétendus cocus en orchestrant des interventions – généralement assez peu subtiles, il faut le reconnaître – de la part de quelques grandes figures, comme la motion déposée par M. Duval d’Eprémesnil, qui présente sa défense après avoir entendu des rumeurs remettant en cause son appartenance à l’Ordre. Il conclut son discours, aussi grandiloquent que ridicule, en proposant le témoignage de 60 témoins. Même sans connaître la vie privée de Mme Duval d’Eprémesnil, les lecteurs en déduiront que ses infidélités étaient sans aucun doute de notoriété publique au XVIIIe siècle.
Mais venons-en au principal, les propositions formulées par l’assemblée pour concourir au bien général, et à celui des cocus en particulier. Les deux premiers articles concernent en effet l’Ordre, de l’appartenance duquel aucun époux trompé ne pourra être exempté. Satisfaits ou non, ils ne pourront exprimer leur mécontentement publiquement, et surtout pas devant les tribunaux « où l’on voit le sexe se montrer avec une curiosité avide […] et tout cela pour dire à l’Europe entière que le mécontent est las d’être C… ! ».
A la lecture de ces 20 propositions, on pourrait voir parfois pointer des idées empreintes de modernisme. Toujours dans le but d’alléger la peine des cocus, voire d’éviter d’en instaurer de nouveaux, il est demandé d’établir le divorce et d’autoriser les mariages d’amour sans le consentement des parents. Toutefois, la défense des maris trompés amène à un certain autoritarisme (« que tous les célibataires, d’obligation ou volontairement, soient tenus de se marier ; attendu que c’est en particulier à eux que l’Ordre des C… doit son existence, qu’il est plus que temps qu’il pût leur en témoigner sa reconnaissance. »), quand il ne s’agit pas carrément, pardonnez-moi l’anachronisme, de sexisme : les femmes seront obligées de « s’occuper du soin de leur ménage et de l’éducation de leurs enfans (sic), au lieu d’aller risquer leur honneur sur l’as de pique ou le valet de carreau, et d’aller en petite loge à l’opéra », et « toute femme bel-esprit, s’érigeant en auteur, sera condamnée par la société à retourner à son aiguille, ou à son filet ; parce que l’expérience a prouvé que ce qu’elles acquéroient du côté des connaissances, elles le perdoient du côté de la chasteté, et que se croyant au-dessus du préjugé, elles bravoient le scandale par principes ». Notons également le charmant article XIV, qui défend aux femmes ayant leur subsistance assurée « de tirer parti de [leurs] charmes, se faire entretenir publiquement ou secrètement ; parce qu’il faut que tout le monde vive, et que c’est ôter le pain aux courtisannes » !
Désigné dans les premières pages comme un ordre essentiellement masculin, les cocus n’oublient cependant pas totalement leurs consœurs grâce à cette pique envers les religieuses : « Abroger le titre de dame accordé aux chanoinesses, vu qu’elles se croient permis d’en remplir les fonctions ».
Comment fut reçu ce livret parmi ses contemporains, et quelle fut sa diffusion ? Difficile à dire, mais il faut croire que, collant à l’actualité et raillant de grands personnages, cette parodie avait de quoi s’assurer un certain succès. Le genre parodique n’était pas rare et l’imprimerie, alors en grand essor, facilitait la circulation des écrits. Beaucoup se plaisaient à voir ces grands noms tournés en dérision… tant qu’il ne s’agissait pas du sien ! A la lecture ce petit ouvrage où chacun se dispute le droit d’être membre de l’Ordre des C… et porte avec fierté les cicatrices invisibles de son front, on sourit de ces pauvres maris trompés… mais que ceux qui rient n’oublient pas qu’un siège les attend peut-être à l’assemblée des Cocus !
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