Un Bouglione dans le Cantal
Les fiches anthropométriques des forains et nomades
Si les fiches S de la Direction générale de la Sécurité intérieure font beaucoup parler d’elles ces dernières années, le procédé n’est pourtant pas récent. L’invention de la photographie, au milieu du XIXe siècle, a permis de mettre en place progressivement un contrôle des personnes de plus en plus efficace.
L’idée d’un fichage à grande échelle naît en 1853, deux ans après les débuts de l’usage de la photographie, alors réalisée sur plaque de verre au collodion humide, par les services de police. Mais cela représente une dépense non négligeable, suppose la participation d’un photographe professionnel et rencontre la réticence des agents eux-mêmes. L’apparition dans les années 1880 des plaques de verre « sèches », au gélatino-bromure d’argent, procédé plus rapide et accessible à tous, amorce cependant le pas vers un fichage photographique systématique des criminels ou soupçonnés de l’être.
C’est Alphonse Bertillon, simple commis auxiliaire aux écritures à la préfecture de police de Paris, qui va initier à partir de 1879 tout un système de description fondé sur l’identité anthropométrique du squelette, c’est-à-dire ses mensurations et signes particuliers. Sont décrits la forme du front, du nez, du menton, la couleur des yeux, les cicatrices, etc. Le relevé des empreintes et la photographie viennent compléter le tout. Celle-ci est prise de face et surtout de profil, afin que les signes non altérables par la vieillesse ou les expressions ressortent bien : profil du visage et, preuve incontestable car unique, forme de l’oreille.
Alors que l’impression d’insécurité grandit dans les campagnes face à des vols dont on soupçonne les tziganes, le fichage va s’étendre des criminels à tous les nomades. En 1908, les brigades régionales de police mobile sont chargées de la surveillance préventive des nomades, consistant en l’établissement de fiches anthropométriques. Ce système est généralisé avec la loi du 16 juillet 1912 sur l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades.
Cette loi définit trois catégories de personnes : les marchands ambulants, les forains de nationalité française et les nomades, terme qui recouvre les tziganes mais aussi les journaliers, les marchands et forains étrangers, les vagabonds, etc. Ces trois catégories de personnes ont l’obligation, dès 13 ans, de faire établir en préfecture une notice individuelle comme il est exposé ici, et d’avoir en permanence sur soi un carnet d’identité pour les deux premiers groupes, un carnet anthropométrique d’identité pour le dernier. Ces carnets reprennent les renseignements de la notice individuelle. Les nomades ont de plus l’obligation de présenter leur carnet à la gendarmerie ou au maire à chaque entrée sur le territoire d’une commune, pour visa : on peut ainsi suivre leur parcours. Toute infraction à la loi y est également notée, et peut conduire le maire à refuser le passage d’un nomade sur sa commune.
Comme on peut le constater, il existe deux modèles de notices. Une version simplifiée est réservée aux forains, dont fait partie Jean-Baptiste Boglioni, qui se dit « forain dompteur » dans sa demande de carnet. Né à Vitry-le-François dans la Marne, ce jeune garçon d’à peine 14 ans n’est autre que le petit-neveu de Joseph Sampion Bouglione, qui achètera en 1934 le célèbre Cirque d’hiver. Il circule avec la ménagerie coloniale du professeur Lambert et est accompagné d’un Aveyronnais, Louis Bouyssou. Tous deux ayant perdu leur carnet présentent leur demande de renouvellement à la préfecture du Cantal en 1926. Le signalement indique que le jeune Boglioni mesure 1,346 mètres, a le nez rectiligne, les cheveux châtain foncé, le teint « peu sanguinolent » (c’est-à-dire pâle) et les yeux marron moyen près de la pupille, jaune-vert-marron à l’extérieur. La détermination de la colorimétrie de l’iris est une science subtile… Deux cicatrices, l’une au bras l’autre au visage, complètent le signalement. Cet exemple prouve la complémentarité de la description physique et de la photographie, la seconde étant plus probante pour confirmer la forme du nez par exemple, mais limitée en ce qui concerne les couleurs ou les cicatrices.
La notice individuelle des nomades est en revanche plus détaillée : outre l’état-civil et le signalement, certaines mensurations sont également indiquées, comme la taille de l’oreille ou du majeur de la main gauche. Les photographies sont prises de face et de profil, et les empreintes des deux mains sont relevées. Ces fiches anthropométriques des nomades concernent des personnes très diverses natives du Cantal ou simplement de passage : Italiens rempailleurs de chaises, musiciens de Bohême, vannières, raccommodeuses de parapluies, journaliers ou sans profession (nos actuels sans domicile fixe). C’est le cas semble-t-il de Marie-Anne Roques, originaire de Maurs, âgée de 66 ans lors de l’élaboration de sa fiche.
Il faudra attendre 1969 pour voir la disparition du carnet anthropométrique pour les nomades. Cela dit, les progrès des nouvelles technologies augurent un bel avenir au fichage des individus, criminels ou non.
48 M 5 et 6