Les jeux sont faits ! Le modèle déposé des cartes à jouer de 1811
Un jeu de carte parmi les archives du greffe du tribunal de Saint-Flour ? Ces gens ne sont pas sérieux, me direz-vous. Au contraire, il ne s’agit pas de jouer, mais de contrôler les fraudes. Non pas les tricheurs qui cacheraient des cartes dans leurs manches, mais les cartiers qui chercheraient à échapper aux taxes sur les cartes qu’ils fabriquent.
Cet impôt sur les cartes à jouer peut nous sembler curieux. Il a pourtant frappé, avec plus ou moins d’efficacité, les jeux pendant près de quatre siècles, avant d’être définitivement aboli en 1945.
L’apparition des jeux de cartes n’est pas précisément datée, mais connaît un essor très rapide car les premières attestations sont à peu près simultanées dans la plupart des pays d’Europe occidentale, y compris la France, dans le dernier quart du XIVesiècle. Le succès des jeux d’argent finit par donner au roi l’occasion d’exploiter une nouvelle source de revenus. Par une déclaration de 1583, il justifie ainsi la levée d’une taxe sur tous les jeux de cartes vendus en France : « Comme chacun voit par expérience, les jeux des cartes, tarots et déz, au lieu de servir de plaisir et récréation, selon l'intention de ceux qui les ont inventés, ne servent à présent que de dommages, et font scandale public, étant jeux de hasard sujets à toutes sortes de piperies, fraudes et déceptions, et portant grandes dépenses, querelles, blasphèmes, meurtres, débauches, ruines et perditions de famille ». L’intention annoncée est donc, à l’instar des taxes actuelles sur les cigarettes, de parer à des conséquences néfastes en rendant l’achat du produit moins accessible. La multiplication des édits à ce sujet au cours de l’Ancien Régime prouve cependant la difficulté de la monarchie à mettre en application cette taxe.
L’intermède révolutionnaire abolit temporairement cet impôt au nom de la liberté, et bouleverse en même temps l’iconographie des cartes puisque tous les symboles de la royauté sont bannis et remplacés par des génies, des libertés et des égalités. Ceux-ci font cependant leur réapparition peu après, avec une volonté d’uniformisation : Napoléon décide en 1808 que toutes les figures seront identiques partout en France. Au-delà d’un contrôle plus facile à appliquer, il s’agit de mettre fin aux figures régionales (chaque province avait ses rois) en unifiant les représentations, symbolisant ainsi l’unité de l’Empire. Il confie au peintre Jacques-Louis David la réalisation de nouveaux personnages dont la qualité du dessin les rendrait difficiles à imiter. N’ayant pas les faveurs du public, ce jeu est abandonné et Nicolas Gatteaux, graveur reconnu, en propose un nouveau en 1811, qui est représenté ici : la signature du dessinateur figure sur le bouclier du valet Parmenion. Ce modèle sera légèrement modifié deux ans plus tard avant d’être définitivement mis en circulation.
Les rois choisis pour être représentés sur ces cartes figurent encore traditionnellement sur nos jeux actuels : il s’agit du roi David, de Charlemagne, de Jules César et d’Alexandre le Grand. Tous les quatre sont cités parmi les Neuf Preux, neuf héros païens, bibliques et chrétiens considérés comme des modèles de chevalerie. Les dames en revanche sont tombées dans l’oubli. Leur place dans ce jeu était pourtant justifiée puisqu’elles sont les femmes respectives des rois cités. Les valets sont quant à eux leurs compagnons ; seul Ogier, personnage de la Chanson de Roland, est demeuré sur les cartes du siècle suivant.
Le dessin de ces figures, gravé sur cuivre, est très fin et recèle d’une multitude de détails. On remarque notamment les discrets symboles, cœur, carreau, trèfle, pique, dessinés de manière décorative en bas des vêtements ou pendant au coin des manteaux, et jusque sur la harpe du roi David ou au sommet du casque d’Alexandre. Cependant, pour faciliter l’identification rapide des cartes, il était prévu qu’au moment de la mise en couleur le symbole correspondant à la carte soit imprimé en haut à gauche. Cette planche n’est donc pas présentée dans sa version finale. Hommage à Napoléon, l’aigle impérial figure en grand sur le bouclier d’Abigail.
Mais revenons à notre question initiale : pourquoi un jeu de cartes au greffe du tribunal ? Il s’agit en fait d’un modèle déposé, devant servir d’étalon lorsque l’on devra s’assurer de la conformité des jeux mis en vente. Cette feuille correspond à celles qui seront utilisées par les fabricants. Elle comporte notamment un filigrane représentant l’aigle impérial, au centre de chaque carte, ce qui rend les contrefaçons difficiles. Les cartiers étaient ainsi contraints d’utiliser ce type de feuilles et de les coller sur une planche cartonnée – obligatoirement blanche, selon les dispositions de la loi du 9 février 1810 – avant de commercialiser les jeux sertis d’une enveloppe indiquant leurs nom, adresse et signature. Le papier imprimé était fourni « gratuitement », mais une taxe de 25 centimes frappait chaque jeu vendu. Les cartiers n’eurent pas d’autre choix que de jouer cartes sur table…
322 F 1