Mai 68 dans le Cantal : la gendarmerie se prépare au pire
Le 13 mai 1968, un ordre de grève générale lancé par la Confédération Générale du Travail, la Fédération de l’Education Nationale et l’Union Nationale des Etudiants de France trouve un écho variable parmi les fonctionnaires cantaliens : 86% du secteur de l’Enseignement suit le mouvement, mais seulement 17% des agents des P.T.T. Cette grève générale est appelée en protestation des violences commises envers les étudiants de la Sorbonne le 10 mai, lors de la « Nuit des barricades ». A Aurillac, un meeting place de la Paix regroupe 800 personnes.
Rapidement, le Gouvernement prend au sérieux le risque que présente un mouvement de contestation générale pour la sécurité du pays. Suivant les ordres du ministère de l’Intérieur arrivés le 18 mai, le commandant du groupement de gendarmerie du Cantal transmet aux commandants des compagnies d’Aurillac, de Saint-Flour et de Mauriac ce télégramme « confidentiel défense » listant les mesures de sécurité à appliquer. Celles-ci visent en premier lieu à empêcher les manifestants de se procurer des armes. Ainsi, il est enjoint aux armuriers de rendre inutilisables toutes les armes à feu, de poing ou longues, qu’ils détiennent : au cas où un magasin serait pillé, les armes ne pourront pas être tournées contre les forces de l’ordre ou les citoyens. Les dépôts d’explosifs (utilisés notamment dans les carrières) sont placés sous surveillance étroite pour la même raison. Les relais de télévision ne sont pas négligés, sans doute pour garder le contrôle de l’information qui circule.
Le dernier point sensible, et non le moindre, concerne la production d’énergie : l’une des craintes du Gouvernement est que les contestataires s’en prennent aux centrales et lignes électriques et provoquent une paralysie de la vie économique et une désorganisation de tous les services. Les centrales « hydrau-électriques » (dont la faute d’orthographe a visiblement choqué l’un des lecteurs du télégramme…) de Saint-Etienne-Cantalès et de Grandval font l’objet d’une attention particulière.
La crainte des pénuries est de manière générale au cœur des préoccupations du préfet : un autre dossier nous apprend que les Renseignements généraux suivent de près le niveau des réserves de carburant du Cantal, prévoyant un plan au cas où l’essence viendrait à manquer afin de privilégier l’approvisionnement des corps de santé, des transports de fonds, des transports de voyageurs, des dépanneurs, des services municipaux et des boulangers.
Finalement le Cantal ne connaîtra pas de pénurie ni de dégradations d’importance. Un contrôle des véhicules à l’entrée d’Aurillac, sur l’avenue Aristide Briand, le 30 mai en soirée ne permet d’intercepter que des personnes circulant pour raison professionnelle ou se rendant à un spectacle, pas de « jeunes gens ou adultes dont le comportement aurait pu attirer notre attention tant en rapport avec notre mission qu’avec la situation actuelle ».
Cela ne signifie pas pour autant que les Cantaliens n’ont pas suivi le mouvement de grève. Si le privé était peu touché le 13 mai, à partir du 22 mai la grève est générale. Les principales revendications portent sur l’augmentation des salaires, la diminution de la durée de travail et de l’âge de départ à la retraite, l’abrogation des ordonnances de 1967 sur la sécurité sociale (comportant entre autres des mesures d’économie), la suppression des abattements de zone (modulant la rémunération des ouvriers de l’Etat selon leur implantation géographique) et la démocratisation de l’enseignement. Un rapport des Renseignements généraux dénombre au maximum 75% de grévistes parmi les ouvriers du bâtiment, 71% dans le textile, 98% à E.D.F-G.D.F, 59% à la S.N.C.F, 75% parmi les fonctionnaires des Ponts-et-chaussées, 73% à la Direction départementale de l’Agriculture, 44% dans les hôpitaux, et jusqu’à 97% des professeurs et instituteurs. Le rapport souligne que les grévistes des services de la préfecture n’ont pas prolongé la grève plus de deux à quatre jours. Et pour cause : une note leur a été adressée personnellement le 22 mai par le préfet du Cantal, leur signalant qu’ils étaient « tenus de demeurer à leur poste en toute circonstance » et les menaçant d’enclencher une procédure disciplinaire.
Si les mouvements de grève ont reçu des encouragements, à l’instar du conseil municipal d’Aurillac qui vota un secours de 10 000 francs aux ouvriers grévistes le 27 mai, il serait erroné de penser que toute la population adhérait à ce mouvement. A l’initiative du Comité de Défense de la République, groupe de soutien au gaullisme, des tracts sont distribués pour appeler à « préserve[r] la liberté d’expression et de travail contre une minorité violente », et un rassemblement réunit 3 500 personnes à Aurillac le 1er juin.
Suite à l’annonce par le général De Gaulle de la dissolution de l’Assemblée nationale, prononcée le 30 mai, la reprise s’amorce peu à peu : le 6 juin, elle est effective dans tous les secteurs cantaliens, à l’exception des enseignants du second degré. Contrairement aux craintes qui transparaissent dans les dossiers de la préfecture, Mai 68 n’aura finalement donné lieu à aucune violence physique ni aucune pénurie dans le Cantal.
3 SC 10491
Photographie La Montagne, 31 NUM 17602