Faux passeport et vraies lettres de grâce
L’indulgence de Napoléon envers le déserteur Pierre Chaudesaigues
Certains jours, mieux vaudrait ne pas sortir de chez soi… Voilà ce qu’a dû penser Pierre Chaudesaigues le 15 novembre 1809, lorsque deux gendarmes l’arrêtent sur la route de Massiac à Lempdes. Il déclare alors être originaire de Roffiac, être gagne-denier (vivant de « petits boulots » pourrait-on dire) et ne pas avoir été tiré au sort pour partir au service militaire. Pour étayer ses propos, il exhibe un passeport pour Paris signé du maire de Roffiac, Gibrat, du sous-préfet de Saint-Flour Bertrand et du préfet Riou.
Mais c’est un jour de malchance pour Pierre Chaudesaigues : pour convaincant qu’il soit, son passeport est reconnu faux. Les gendarmes disposent en effet du signalement de Chaudesaigues comme conscrit déserteur, l’identifient et l’arrêtent.
Le jeune homme, âgé de 22 ans, originaire d’Espinasse (tout près de Chaudes-Aigues), est condamné le 9 janvier 1810 à la flétrissure et à huit ans de fers, c’est-à-dire de travaux forcés avec aux pieds un boulet. Lourde peine, qu’il va essayer d’alléger en adressant une supplique à l’Empereur des Français, Napoléon Ier. Entouré de son conseil, l’Empereur se montre magnanime et accepte de réduire la peine à quatre ans, sans oublier l’accomplissement des cinq années de service militaire à sa libération. Données à Fontainebleau, les lettres de grâce et de commutation de peine sont datées du 23 octobre 1810, soit moins d’un an après la condamnation de Chaudesaigues, et signées de Napoléon ainsi que de son ministre de la Justice le duc de Massa, de l’archichancelier de l’Empire Cambacérès et du ministre Secrétaire d’Etat Maret de Bassano.
Imprimé sur parchemin, il s’agit d’un formulaire complété à la main, mais sa taille, les caractères typographiques raffinés ainsi que les signatures en imposent. Le sceau, quant à lui, est un timbre sec imprimé en relief au bas du parchemin et représentant l’aigle impérial ; il est presque invisible. Lues en audience publique de la cour de justice criminelle de Saint-Flour en présence du condamné, ces lettres ont ensuite été ajoutées au dossier de procédure au lieu d’être remises à l’intéressé et sont ainsi parvenues dans les fonds des Archives départementales, après quelques moments difficiles en présence de rongeurs. A quelques centimètres près, la signature de Napoléon aurait pu finir dans le ventre d’une souris…
Les raisons pour lesquelles la commutation est accordée ne sont pas développées dans ce document. Chaudesaigues a dû se montrer docile envers les autorités : lors de son interrogatoire, il n’hésite pas à dénoncer Vacheresse, maître d’école à Pierrefort, qui lui-même n’est qu’un intermédiaire sollicité par Etienne Hugon, de Coltines. « Etant aux eaux minérales de Sainte-Marie, [Hugon] m’avoit annoncé que je lui ferois plaisir de lui conduire de jeunes gens pour avoir des passeports » déclare Vacheresse. Le prix payé par le déserteur, 5 louis d’or, est élevé, mais il faut reconnaître la qualité du travail des faussaires qui se sont procuré un formulaire original (le filigrane est bien présent) ainsi que tous les tampons officiels, et ont copié les différents paraphes avec des écritures diverses et à peu près fidèles à leurs modèles (cf. signature originale de Riou, 27 J 216-4).
Le cas Chaudesaigues est loin d’être isolé dans le Cantal. Dès les premières années de la conscription obligatoire, en 1798, les Cantaliens se montrent réfractaires, essentiellement pour des raisons économiques. Nombreux sont ceux qui engagent un remplaçant, s’ils peuvent se le permettre, ou ont recours à des méthodes illégales : faux papiers, cachettes ou migration temporaire pour échapper aux autorités, voire même pots-de-vin. C’est ainsi que le préfet Lachadenède, successeur de Riou en 1810, découvre avec stupeur l’ampleur de la corruption cantalienne : sur 12 000 conscrits en 5 ans, 8 000 ont été réformés, dont au moins 3 000 de manière frauduleuse… Par manque de preuves, aucun des accusés ne sera condamné sauf un, qui pour sa part n’a pas obtenu de lettres de grâce.
2 U 98
Pour aller plus loin : Jean-Pierre Serre, « Riou de Kersalaün et l’affaire du Cantal », Enluminures, 2001, p. 5-14.