Deux maîtres papetiers pour un moulin aurillacois
Un bail à ferme du 17 mai 1735
Bien que la très grande majorité du papier fabriqué en Auvergne au XVIIIe siècle provienne des papeteries de Chamalières, d’Ambert et de Tiers, Aurillac peut se targuer d’avoir eu jusqu’à trois moulins à papier à cette époque[1].
L’un de ces moulins est encore visible rue Jean-Baptiste Veyre, ancienne route de Saint-Simon. Même si la roue à aubes a disparu et que l’arche conduisant l’eau à l’intérieur du moulin a été comblée, l’extérieur du bâtiment a peu changé depuis qu’une gravure anonyme l’a immortalisé vers 1835.
D’abord moulin céréalier, puis foulon pour battre la laine, le moulin de la Bruneest transformé en moulin à papier en 1734. Il appartient alors à Jean Breu, marchand apothicaire, qui souhaite non pas se reconvertir, mais faire appel à des spécialistes qui exploiteront le moulin.
C’est ainsi qu’est passé le 17 mai 1735 un bail à ferme entre Jean Breu et deux maîtres papetiers originaires de Tulle, Antoine Parjadis et Antoine Dufour. Le contrat est passé pour une durée de six ans, pendant laquelle les deux « fermiers » paieront un loyer annuel en monnaie… ou en papier.
En échange, le bailleur s’engage à fournir la « peille » et la colle, deux éléments indispensables pour fabriquer le papier. Car encore au XVIIIe siècle, la pâte à papier n’est pas produite à partir de bois, mais avec de vieux chiffons, que désigne le terme « peille ». Ces morceaux de tissu, collectés pour être recyclés, sont grossièrement découpés et laissés à tremper dans des cuves appelées « pourrissoirs » pendant plusieurs semaines. Ils sont ensuite martelés par les battoirs du moulin grâce au mécanisme mu par la roue à aube, ce qui achève de séparer les fibres. Dans cette pâte liquide, le papetier plonge une « forme », c’est-à-dire un cadre de bois de la taille de la feuille à fabriquer, et dont le fond est constitué d’un tamis de tiges de bois perpendiculaires à des fils métalliques. L’épaisseur de la pâte est uniformisée, puis la feuille est déposée sur une pièce de feutre et recouverte d’une seconde pièce, puis d’une nouvelle feuille de papier, et ainsi de suite. L’alternance avec les pièces de feutre permet d’absorber le surplus d’eau. Les feuilles sont ensuite mises à sécher sur un fil dans le grenier dont le mur en planches non jointes, bien visible sur la lithographie, permet une bonne aération. Pour finir, le papier est plongé dans un bain d’eau et de colle animale (gélatine) ou végétale (amidon) afin d’éviter qu’il ne boive l’encre lorsque l’on souhaitera l’utiliser. Il s’agit donc d’un processus long et nécessitant un savoir-faire qui ne s’improvise pas.
Présentant un filigrane au nom de Breu, le papier fabriqué par Parjadis et Dufour a connu un grand succès : on le retrouve dans les registres paroissiaux de diverses localités cantaliennes, de Mauriac à Murat en passant par Salers et Valuéjols.
Le contrat de bail précise que les locaux seront à la disposition des deux exploitants, toutefois le propriétaire se réserve l’usage d’une petite chambre dans le « pijonnier », la moitié du jardin, ainsi que le droit de faire sa lessive dans la salle basse, là où le canal mène l’eau à l’intérieur du bâtiment : tout le monde n’a pas la chance d’avoir un lavoir à domicile, il serait dommage de ne pas en profiter.
Le bail est signé en présence des parties et de deux notaires. Comble de l’histoire, les deux exploitants, pourtant spécialistes du papier, s’avouent ignorants dans l’art d’y apposer leur nom !
3 E 85/48 et 40 Fi 107
[1] Pour plus de renseignements à ce sujet, voir Michel Leymarie, « Les moulins à papier de la vallée de la Jordanne », RHA 1980-1982.