A propos d’enchères, de loup dévoreur d’hommes et de sérendipité (1825)
Sérendipité. Ce mot, peu fréquent dans notre usage courant du français, correspond à un concept pourtant mis en œuvre par les habitués des archives, comme autant de M. Jourdain maniant la prose sans le savoir. Il s’agit du fait de trouver par hasard quelque chose qui nous intéresse mais que l’on ne cherchait pas à cet endroit. C’est ainsi que les membres de l’association Aprogémère, qui numérisent et indexent les minutes notariales conservées aux Archives départementales, ont découvert le document exposé ici.
Le 18 mars 1825, le notaire Teissèdre procède, pour le compte des administrateurs de l’hospice civil de Murat, à l’adjudication de la mise en ferme du domaine de La Peschaud à Chalinargues, appartenant à cet hospice. Ce bail permet à l’établissement de recevoir une somme annuelle qu’elle pourra consacrer à son fonctionnement.
Le domaine est composé d’une maison avec son écurie, mais aussi de prés et terres, et est fourni avec son mobilier : les meubles de la maison bien sûr, table à tiroir et ses « méchants » bancs, lits tout autour de la pièce, vaisselière et évier en pierre, mais aussi ses six vaches et ses outils d’agriculture. Tout y est précisément décrit : le « chard à voiturer » est baillé avec ses roues en fer, les deux faux avec leur pierre à aiguiser et l’étui de celles-ci, le coudaire, les pièces de l’araire sont pesées et la valeur de chaque outil est mentionnée. Viennent enfin les céréales, orge (« un septier ou treize décalitres »), blé noir (« quatre cartons […] ou environ un décalitre et demi »), avoine etc. On remarquera que les volumes sont donnés de préférence – et avec davantage de précision – selon les unités de mesure de l’Ancien Régime, alors que le litre a été adopté trente ans auparavant, avec la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795).
Lors de l’adjudication aux enchères, deux personnes entrent en concurrence : Antoine Delpirou, fermier actuel, qui doit finalement, au terme d’une cinquième bougie entièrement consumée en silence, laisser la place à Jacques Roux, originaire de Chavagnac. Le prix annuel du bail ne s’est pourtant pas envolé, s’étant stabilisé à 620 francs alors que le loyer de Delpirou était, depuis 1816, de 630 francs et 26 décalitres de blé noir. La rentabilité du domaine a-t-elle été décevante pour l’ancien fermier ?
Quoi qu’il en soit, cette enchère nous amène à un autre document contenu en annexe, permettant aux administrateurs de l’hospice de justifier que la publicité autour de cette adjudication a bien été faite. Des affiches ont été posées à Chalinargues et dans les communes environnantes le mois précédent, et une annonce publiée dans le Journal d’annonces judiciaires et avis divers qui se publient dans le département du Cantal du 12 février 1825, journal dont les Archives départementales ne possèdent pas une collection complète. Deux exemplaires de ce petit bulletin (une feuille de 27 x 21 cmpliée en deux) sont insérés dans l’acte. On y apprend la séparation de biens entre Pierre Bastide, marchand en Espagne, et son épouse Rose Vigier, sans doute exaspérée d’avoir vu sa dot engloutie dans les frais du commerce de son époux, la publicité d’un grainier-fleuriste clermontois « correspondant, pour son genre de commerce, avec les meilleurs maisons de l’Europe » et marquant à la main tous ses paquets de graines, une autre d’un courtier boursier de Paris, ou encore une petite annonce d’un hôtel aurillacois proposant non pas des chambres, mais des pots de fleurs. Quant à la dernière page, elle est consacrée à deux anecdotes. La première fait office d’histoire drôle, basée sur un jeu de mots apparaissant dans diverses publications quelques années auparavant ; son authenticité paraît douteuse. La seconde en revanche a véritablement été publiée dans le Journal du Puy-de-Dôme et soulève un problème assez important pour que le département voisin s’en inquiète : la présence d’un loup dévoreur d’hommes signalée par le médecin Taphanel, d’Ardes[-sur-Couze], lui-même victime de cette bête (âmes sensibles, s’abstenir).
Alors que les récits de loups meurtriers sont assez fréquents au XVIIIe siècle dans le Cantal, ils se font plus rares au XIXe : Jean-Marc Moriceau, historien spécialiste du sujet, ne recense qu’une attaque de loup pour ce siècle, en 1823 à Champagnac, contre 27 victimes au XVIIIe. Cela ne signifie pas que le loup a disparu du département puisque selon les chiffres de la préfecture, 61 loups sont abattus en 1840 dans le Cantal. Cependant, ils s’attaquent de préférence aux troupeaux. Le drame rapporté par le docteur Taphanel s’explique sans doute, comme il le souligne lui-même, par la difficulté du loup à trouver de la nourriture en plein hiver.
Il ne nous reste qu’à espérer que les vaches confiées par l’hospice de Murat à Jacques Roux seront bien gardées !
3 E 270/874