Une vignette de conscrit en hommage aux Boers d’Afrique du Sud (1907)
Âgé de 20 ans en 1907, Joseph Serre est un marchand forain qui pense avoir trouvé le bon filon pour gagner sa vie : contrefaire des billets à ordre pour se faire rembourser par ses victimes de sommes ne correspondant à aucun achat ni aucune avance. La combine fonctionne à plusieurs reprises, jusqu’à ce que le coquin se fasse arrêter à Aurillac. Une fois n’est pas coutume, dans le dossier d’assises ont été conservé quelques papiers personnels trouvés sur le suspect, dont cette vignette aux vives couleurs portant la mention « bon pour le service ».
Tout le monde aura compris qu’il s’agit du service militaire. Au XIXe siècle, le recrutement militaire s’effectue par le biais de la conscription et du tirage au sort : tous les jeunes hommes âgés de 20 ans sont inscrits sur la liste de leur canton et obtiennent un numéro d’ordre. Si leur numéro fait partie de ceux tirés au hasard, les conscrits passent devant le conseil de révision chargé d’estimer s’ils sont « bons pour le service », c’est-à-dire sans handicap physique ou mental et d’une taille supérieure à 1 m 54, puis intègrent le contingent. Le départ pour l’armée n’est pas toujours une bonne nouvelle, notamment pour ceux sur qui la famille compte pour le travail aux champs ou pour faire tourner un commerce. Mais être bon pour le service est aussi un gage de virilité, synonyme de « bon pour les filles » (mention qu’on retrouve sur certaines vignettes) et est généralement célébré. La coutume est alors d’acheter une grande vignette au motif militaire (la nôtre fait 24 x 24 cm) et d’y faire apposer son numéro de tirage.
La loi de recrutement de 1905 change la donne puisque le tirage au sort est aboli : désormais, tous les jeunes gens doivent accomplir un service militaire de deux ans. Malgré tout, la tradition de la vignette demeure. Né le 7 novembre 1887, Joseph Serre était récemment passé devant le conseil de révision et avait acheté son feuillet illustré avant de se faire arrêter.
L’iconographie de cette vignette reprend des emblèmes patriotiques : un cadre de palmes liées par des rubans bleu-blanc-rouge, ainsi que des cocardes tricolores portant les initiales de la République française. Quant à l’illustration centrale, elle renvoie à un évènement encore récent dans la mémoire des Européens : la guerre des Boers.
Cette guerre s’est pourtant déroulée à l’autre bout de la planète, en Afrique du Sud. Mais elle a opposé deux camps aux attaches européennes, les Anglais d’un côté, de l’autre des descendants d’immigrés néerlandais, allemands et français, installés comme agriculteurs, les Boers (boer, qui se prononce « bour » en néerlandais, signifie « fermier, paysan »). Les heurts se sont déroulés en deux phases, la première en 1880-1881, qui ne rencontra aucun écho dans la presse cantalienne, et la seconde de 1899 à 1902, dont les journaux suivirent le déroulement semaine après semaine. C’est cette dernière qui marqua les esprits français.
Les Boers avaient obtenu de la part de l’Empire britannique la concession d’établir deux Etats autonomes, la République sud-africaine du Transvaal et l’Etat libre d’Orange. La première était dirigée par le Président Paul Kruger, dont le portrait est reproduit sur la vignette, entouré de deux drapeaux transvaaliens. La découverte d’or sur ces terres va être à l’origine d’une hécatombe de 75 000 morts, anglais, boers et sud-africains autochtones. L’exploitation des mines aurifères attira en effet de plus en plus d’étrangers chez les Boers, qui voyaient d’un mauvais œil cette invasion de colons majoritairement anglais. Les tensions aboutissent inéluctablement à un conflit armé entre une puissance colonialiste accusée de vouloir opprimer un peuple de cultivateurs faible et sans défenses.
Le fait que cette guerre ait été beaucoup plus relayée dans la presse que la précédente s’explique notamment grâce au contexte dans lequel elle intervient : un an auparavant, en 1898, la France s’est heurtée à l’Angleterre lors de la crise de Fachoda. Situé au Soudan, ce territoire était militairement stratégique pour les deux pays, chacun souhaitant l’annexer pour relier ses possessions coloniales (au nord et au sud pour l’Angleterre, à l’est et à l’ouest pour la France). Evitant de peu le conflit ouvert, la France finit par céder à sa rivale, laissant aux Français un sentiment cuisant d’humiliation. La Guerre des Boers apparaît alors comme une revanche à prendre contre l’ennemi, d’autant plus qu’il s’agit de soutenir le faible dans sa lutte légitime pour la liberté.
A l’aise sur leur terrain, ayant développé une bonne tactique, les Boers connaissent quelques succès au début de la guerre. C’est cette période que semble mettre en valeur la vignette : face à l’armée de paysans majoritairement à pied, aux couleurs disparates, les « Tuniques rouges » anglais sont décimés. Le Moniteur du Cantal du 4 novembre 1899 salue « ce triomphe de la faiblesse outragée sur la force insolente ». Cinq jours plus tard, la « vieille reine » en prend pour son grade, ainsi que les « Anglais décrépis » chez qui l’on sent « la moisissure des siècles ». Ce journaliste perdra cependant en véhémence au fur et à mesure de l’avancée de la guerre, jusqu’en mai 1902 avec la signature de la paix au détriment des Boers, dont les deux républiques seront annexées à l’Empire colonial.
Cinq ans après le traité de paix, les Boers sont encore dans la mémoire des Français, et influencent même leur tenue : le mandat d’arrêt émis contre Joseph Serre, qui le présente comme un homme à « l’air élégant », décrit ses habits et notamment ses jambières « à courroies, genre boër, en cuir fauve ». Jambières dont on n’a malheureusement aucun exemple sur l’illustration de la vignette…
38 U 325
Merci à Jean-Pierre Serre, homonyme fortuit de notre faussaire, pour avoir identifié le sujet de cette vignette.