Un témoin des balbutiements de l’imprimerie : l’incunable De consolatione Philosophiæ de Boèce
L’on ne répétera jamais assez combien l’invention de l’imprimerie moderne par Gutenberg aux alentours de 1450 fut capitale pour l’évolution de notre société. Orfèvre de formation, Johannes Gutenberg mit au point à la fois un système de caractères en métal interchangeables et inusables ainsi qu’une presse à bras permettant l’impression « rapide » de livres entiers. Cette invention ne tarda pas à concurrencer les manuscrits, copiés sur parchemin ou sur papier : on estime qu’à partir de 1480, le livre imprimé prend définitivement le pas sur le manuscrit.
C’est de cette période que date l’un des incunables conservés aux Archives départementales du Cantal, le De consolatione Philosophiæ de Boèce, ou La consolation de Philosophie en français, suivi d’un autre texte attribué à Boèce, le De disciplina scolarium, manuel de pédagogie à destination des maîtres. Le terme d’incunable désigne les livres imprimés entre l’invention de l’imprimerie et 1500 – fourchette établie de manière arbitraire, puisque dans les faits rien ne distingue un livre daté de 1500 de son congénère imprimé un an plus tard.
Les incunables sont souvent, comme le nôtre, difficiles à dater : la date d’impression n’est généralement pas inscrite à la fin de l’ouvrage. Il faut alors s’appuyer sur divers indices : le nom de l’imprimeur, une mention manuscrite, un filigrane, etc.
Si l’on se penche sur notre De consolatione, on remarque dès la page de titre le nom de l’imprimeur, bien plus visible que le titre lui-même : Jehan du Pré. Il s’agit d’un imprimeur actif à Lyon jusqu’en 1503, ce qui signifie qu’il n’a pas produit uniquement des incunables. Sa marque d’imprimeur, une image gravée sur bois qui permet de l’identifier immédiatement, représente un ours et un lion surmontés d’un phylactère portant son nom. Le cadre, richement orné de végétaux, laisse place en bas à un écu vierge qui était destiné à être peint à la main.
En ce qui concerne le filigrane, nous en voyons un très beau dès les premières pages, qui représente une licorne. Ces filigranes permettent de retrouver à quel endroit a été fabriqué le papier, et surtout à quelle époque : les fabricants ont chacun leur modèle, qu’ils utilisent pendant quelques années. Malheureusement, les modèles de licornes sont très nombreux mais il semble que ce modèle précis ne soit pas répertorié dans le Dictionnaire historique des marques de papier de Briquet, qui fait référence.
Pour finir, notre ouvrage ne porte pour toute mention que le nom de l’un de ses possesseurs, Helias Lebarbier. En revanche, il nous est possible de déterminer, grâce à un livre issu de la même édition et conservé à Cambridge, un terminus ante quem, c’est-à-dire une date à laquelle nous sommes sûrs qu’il existait. Il est en effet inscrit sur ce livre de Cambridge une date d’achat : 1489. Nous avons ainsi la preuve que ce document de même que ceux qui proviennent de la même édition ont été imprimés avant 1489 et sont des incunables.
C’est donc la date de cet incunable qui fait sa rareté, le contenu étant quant à lui très répandu au Moyen-Age. Dans sa Consolation de Philosophie datée du VIe siècle après JC, Boèce se morfond d’avoir été emprisonné et condamné à mort par le roi Théodoric le Grand. Il reçoit alors la visite de Philosophie, avec qui il engage un dialogue sur la condition humaine. Ouvrage fondamental du Moyen-Age, ce texte est resté pendant longtemps un modèle littéraire, mais surtout spirituel pour nombre de ses lecteurs.
Bien qu’il ait fait l’objet d’une traduction en français, c’est le texte latin qui est présenté ici, accompagné de sa glose : les quelques lignes en gros caractères au centre sont le texte principal, tandis que tout ce qui l’entoure compose le commentaire, attribué à tort à saint Thomas d’Aquin.
L’une des principales caractéristiques des premiers livres imprimés est leur ressemblance aux livres manuscrits : les caractères sont en gothique afin de s’apparenter à l’écriture à la plume, la mise en page est généralement très serrée, avec de larges marges, l’emploi des abréviations est maintenu de même que les pieds de mouche (¶) qui signalent un changement de sujet, et on observe parfois des initiales peintes en couleur ou dorées à la main.
Quel fut l’itinéraire de cet ouvrage depuis Lyon jusqu’à Aurillac ? Son parcours comporte des étapes inconnues. Au XVIe siècle, l’un des possesseurs a inscrit sur la première page « Helias Lebarbier me possidet » (« J’appartiens à Hélias Lebarbier »). Sa signature apparaît un peu plus loin, accompagnée de celle d’un certain Chevallier, mais ces deux personnes sont pour nous des illustres inconnus. L’incunable intègre ensuite la bibliothèque du séminaire de Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux, qui appose son estampille sur la page de garde. A la Révolution, les 28 000 ouvrages de cette bibliothèque sont confisqués, et une partie est confiée à la bibliothèque du Tribunat à Paris (le Tribunat était une assemblée constituée à la Révolutionpour discuter des projets de loi). Dissous en 1807, le Tribunat voit à son tour sa bibliothèque dispersée. L’absence d’estampille supplémentaire autre que celle des Archives départementales ne nous permet pas d’en savoir davantage sur le périple de cet incunable qui, espérons-le, restera encore de longues années au sein de nos collections.
I BIB 5335
Bibliographie : Frasson-Cochet Dominique, Catalogues régionaux des incunables des bibliothèques publiques de France, volume XVI Auvergne, Droz, 2006.