Un pêcheur d’écrevisses à la langue bien pendue (1946)
Très pratiquée au cours du siècle dernier, la pêche aux écrevisses faisait partie des activités dominicales lors des belles journées d’été. C’est à ce passe-temps qu’a voulu s’essayer le rédacteur de cette lettre reçue à la préfecture du Cantal le 3 septembre 1946.
Profitant de quelques jours de vacances à Ytrac, Monsieur Pierre P.[1], originaire de Bordeaux, décide d’accompagner un de ses amis à la pêche. Cependant la chance n’est pas avec lui : non seulement sa balance reste vide, mais surtout arrive un garde-pêche qui demande aux deux compères de présenter leur permis.
Tout comme la chasse, la pratique de la pêche n’est autorisée qu’aux possesseurs d’une carte ad hoc. Pour l’obtenir, il faut adhérer à une association de pêche et de pisciculture agréée, et s’être acquitté en sus de la cotisation de la taxe piscicole. Un timbre fiscal apposé sur la carte de pêche en atteste. La loi du 24 septembre 1943 rappelle que cette taxe, d’un montant de 10 francs, permet la mise en valeur du domaine piscicole (ainsi que la surveillance des cours d’eau par des garde-pêche…). La pêche aux écrevisses est en outre restreinte à une période fixée en 1946 entre mi-juillet et début octobre.
Comme nous l’apprend Monsieur P. dans sa lettre, contrairement à son ami, il ne pêche jamais. Il n’a donc pas pris la peine d’exécuter ces formalités et se voit gratifier d’une contravention. Mais il en faut plus pour dérouter notre apprenti braconnier. Sitôt rentré chez lui, il s’installe derrière sa machine à écrire et compose ce bref plaidoyer, maniant habilement les registres de différents sentiments.
La reconnaissance envers un patriote, d’abord. La lettre commence non pas par une phrase grammaticalement construite, mais par un rapide état de services : lors du dernier conflit, dont le souvenir est encore tout frais dans les mémoires, Monsieur P. a participé à la défense du monde libre en combattant aux côtés des Alliés en Russie, sur le front de l’Est. Il n’est pas peu fier d’annoncer qu’il est parvenu à s’évader sept fois des prisons allemandes, prenant des risques pour retourner au combat. Ce caractère téméraire lui a permis de s’illustrer et de gravir les échelons jusqu’au grade de lieutenant.
Vient ensuite la compassion : après des années passées à la guerre, sur le front ou en prison, Monsieur P. peut enfin profiter des douceurs de la vie, et de quelques jours de vacances dans le Cantal. Quel dommage qu’une contravention vienne tout gâter !
Et pour finir, relativisant l’importance de son infraction en demandant pardon pour sa « grosse faute » comme un enfant surpris les doigts dans le pot de confiture, il tente une approche humoristique qui fera sourire son interlocuteur et le mettra de bonne humeur : « Je n’ai rien pris à part la contravention », plaisante-t-il.
Bien que la forme du discours n’ait rien de la tirade d’un avocat, et que l’orthographe du mot « vaccances » ait pu froisser l’un des destinataires de cette lettre, les arguments choisis font mouche. Le jour même, le chef de cabinet du préfet, suivant l’usage habituel lors d’une requête de ce genre, écrit à la préfecture de la Girondepour s’assurer des bonnes mœurs de Monsieur P. avant d’annuler son procès-verbal. Mais il se fait doubler par le préfet lui-même qui, ayant eu la missive sous les yeux peu après, écrit à l’inspecteur des Eaux et Forêts pour gracier le requérant. Il semblerait que Monsieur P. sache manier les arguments bien mieux que la balance à écrevisses !
1 W 292
[1] Bien que le dossier soit communicable, nous avons choisi d’anonymiser le nom de cette personne afin de respecter la confidentialité de ses informations personnelles.