Théâtre de rue à Salers (1702)
Ce n’est pas à Aurillac mais à Salers que se déroule ce « festival de théâtre de rue » en 1702, fustigé par le maire Jacques Chevalier dans une lettre accusatoire.
Rejetés par le curé d’Aurillac, les comédiens se sont installés à Salers et divertissent les badauds, laïcs comme ecclésiastiques, au grand dam du maire qui entreprend de dénoncer les inclinations scandaleuses du curé Deler. La lettre, qui n’a pas été pliée ni cachetée et se trouve dans les archives de Jacques Chevalier, est sans doute un brouillon. Nous ne connaissons donc pas son destinataire, qui est simplement désigné par l’apostrophe « Monsieur ». Il pourrait s’agir de l’évêque de Saint-Flour, ou plus probablement de son vicaire général (le prêtre qui seconde l’évêque dans ses fonctions diocésaines), le titre de Monseigneur étant généralement employé pour s’adresser aux évêques.
La conduite du curé Deler est doublement blâmée, en ce qu’il autorise les comédiens à séjourner et se produire dans sa ville, et en ce qu’il assiste en outre à ces spectacles, affichant publiquement son attrait pour un divertissement suspect. C’était en effet du clergé que les comédiens itinérants obtenaient l’autorisation de séjourner : ne pouvant leur interdire d’exercer leurs activités, le clergé avait obtenu qu’en échange de sa tolérance soit versée une taxe en faveur de l’hôpital des pauvres de la ville.
En tant que maire perpétuel de Salers, Jacques Chevalier n’a aucune autorité hiérarchique sur le curé Deler. Sa fonction, créée par un édit du 27 août 1692, tient lieu de répartiteur d’impôts : elle se substitue à celle d’élu, jugé partial par l’édit car « la cabale et les brigues [avaient] eu le plus souvent beaucoup de part à l’élection de ces magistrats ». Plus qu’une nécessité, ce nouvel office, payant, était un moyen supplémentaire pour le roi Louis XIV de financer ses guerres. Il sera supprimé en 1717, encore une fois pour des raisons financières, et remplacé par l’organisation antérieure.
Les précautions que prend Jacques Chevalier pour signaler qu’il ne cautionne pas ce genre de spectacles et qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour ramener le curé Deler dans le droit chemin nous indique combien ces divertissements étaient répréhensibles. Mais pourquoi ?
Tout d’abord, parce que le théâtre, et en particulier les comédies, farces et autres sotties, a été condamné à maintes reprises par l’Eglise. Ce serait un divertissement corrompu et corrupteur, plein d’impiétés et d’infamies : « Que fait un acteur, » écrit Bossuet (1627-1704) au Père Caffaro en 1694, « lorsqu’il veut jouer naturellement une passion, que de rappeler autant qu’il peut celles qu’il a ressenties ; et que s’il étoit chrétien, il auroit tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles ne reviendroient jamais à son esprit ». Les mots de Jacques Chevalier rappellent ce mépris des gens de bonnes mœurs envers ces « sortes de gens » qui provoquent de « tels desordres ». Cependant, la réprobation de l’Église n’a jamais empêché les spectacles populaires d’avoir lieu.
Des circonstances aggravantes viennent s’ajouter à ce jugement sévère : nous sommes en période de Carême, quarante jours de jeûne précédant Pâques pendant lesquels les catholiques font pénitence avant la résurrection du Christ. Les spectacles, blâmés par l’Église le reste de l’année, sont d’autant plus à proscrire qu’ils ne correspondent pas à l’esprit ascétique qui est recommandé.
Bien plus encore, souligne Jacques Chevalier, l’année 1702 est un temps de Jubilé, accordé à la France par Clément XI, pape élu en 1700 grâce au soutien des cardinaux français, en faveur de ceux qui n’auraient pas eu l’occasion de se rendre à Rome lors du Jubilé universel de 1700. Période de pénitence et de contrition qui permet d’obtenir l’absolution de ses péchés, le Jubilé se gagne par la prière, les pèlerinages et la fréquentation des églises, et non en assistant à des spectacles comiques.
On comprend un peu mieux pourquoi la présence du curé Deler parmi les spectateurs des farceurs et marionnettistes (à l’instar des moines figurant sur cette gravure romaine du XIXe siècle) choque l’honnête homme qu’est Jacques Chevalier.