Une mauvaise graine à Aurillac : le portrait haut en couleurs d’un spéculateur en blé (fin XVIIIe siècle)
Une mauvaise graine à Aurillac : le portrait haut en couleurs
d’un spéculateur en blé (fin XVIIIe siècle)
Le document présenté ce mois-ci est remarquable tant par son originalité que par sa rareté. Pièce unique, conservée dans les collections iconographiques des Archives du Cantal, cette affiche manuscrite mêle satire, ironie et caricature. Elle est anonyme et nous ignorons malencontreusement sa provenance ainsi que sa date exacte. Plusieurs éléments nous permettent toutefois de rattacher ce document au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, vraisemblablement à la période du Directoire (1795-1799). En effet, le texte fait référence tout à la fois au franc, devenu l’unité monétaire officielle en 1795 en remplacement de la livre, et à la « carte », unité de mesure agricole utilisée sous l’Ancien Régime et dont l’usage a perduré encore quelques années après la mise en place du système métrique sous la Révolution. La caricature présente au bas de cette affiche est un autre élément de datation possible qui tend à confirmer l’hypothèse de la fin du XVIIIe siècle puisque le personnage représenté semble vêtu à la mode de l’époque.
Ce personnage, ainsi caricaturé, est un dénommé Mégemont que l’auteur accuse de spéculer sur le prix du blé. Affublé du charmant sobriquet de « La Crotte », qualifié tour à tour de « butor », « filou », et de « grand usurier », il aurait profité d’une période de « grande nécessité » pour acheter du blé à Aurillac, provoquant ainsi une hausse des prix. C’est là une grave accusation tant on sait que le commerce et l’approvisionnement en blé sont un des sujets très sensibles tout au long du XVIIIe siècle. Les céréales, nécessaires à la confection du pain, sont la base de l’alimentation des Français. Toute hausse des prix provoquée par une mauvaise récolte ou par la spéculation est donc dangereuse. Or, ce siècle marqué par le petit âge glaciaire compte de nombreux hivers extrêmement rigoureux auxquels font suite plusieurs périodes de disette et même parfois de famine : le tout aggravé par une spéculation intense sur le prix de la nourriture en général et surtout des céréales. Pour l’historien américain Steven Kaplan, le « pain est l’un des plus grands acteurs de l’Histoire de France[1]». Révoltes et insurrections, que l’on qualifierait aujourd’hui « d’émeutes de la faim », sont fréquentes lorsqu’il vient à manquer. Le contrat social informel unissant le « Roi nourricier » à ses sujets contraint celui-ci à subvenir à leur alimentation à travers une politique d’approvisionnement fondée sur un contrôle strict du commerce des grains.
Confrontés à cette forte réglementation sous l’Ancien Régime, les marchands de grain exercent un métier difficile. Ils sont obligés pour commercer, de demander une autorisation aux officiers de police et tiennent un registre de leurs opérations. Ils n’achètent librement que sur les marchés ouverts et fermés à heures fixes, après que se sont servis boulangers et particuliers. Ils n’ont pas le droit d’acheter directement chez les producteurs, ne peuvent s’associer et doivent déclarer leurs stocks. Les années de mauvaise récolte, les autorités font dresser des états estimatifs, imposent la vente forcée, puis tarifiée. Les intendants, cours de justice et autorités municipales fixent un prix maximum pour chaque sorte de grain. Les pouvoirs publics, soucieux du maintien de l’ordre, favorisent le consommateur aux dépens du producteur et des marchands. Cette question est encore plus prégnante à Aurillac. Le Cantal est un pays de pâturages qui possède un important cheptel bovin mais il n’a jamais été un département producteur de blé et sa production ne suffit pas à nourrir les habitants. La ville, qui compte alors près de 10 000 habitants, dépend entièrement de l’extérieur pour les subsistances et doit acheter la presque totalité du grain qu’elle consomme. Son approvisionnement en blé est une préoccupation majeure des autorités municipales tout au long du XVIIIe siècle.
Le 29 août 1789, l’Assemblée constituante rompt avec la réglementation d’Ancien Régime et décrète la libre circulation et le libre commerce des subsistances. Cette liberté semblait devoir favoriser les départements non producteurs, toutefois dans le Cantal les difficultés d’approvisionnement subsistent. En témoigne cet extrait de la correspondance du procureur syndic du district de Mauriac : « Les marchés ne sont pas approvisionnés, les cultivateurs préfèrent vendre leurs grains à des marchands qui les revendent ensuite entre mains à des prix exorbitants » (30 messidor an III ; ADC, L 504). Les freins économiques demeurent : production faible, enclavement et coûts de transport trop élevés. La libre circulation ne suffit pas à résoudre les difficultés de ravitaillement. Pire, en raison du manque de grains, la liberté du commerce profite aux marchands au détriment des consommateurs. C’est ce que l’auteur de l’affiche reproche au dénommé Mégemont : « à Aurillac il a été faire emplette de blé. Bon comme un bon père qui arrache la bouche à ses enfants pour lui la manger en même-temps […] Avant le voyage de Mégemont fait, à cinq francs la carte vous l’avez mangé. Douze sous de plus vous donnerez depuis que Mégemont fait le grand usurier ».
Quel que soit le système économique en place, Aurillac, dont la production de céréales est insuffisante à nourrir sa population, manque de grains. Le pouvoir municipal a dû composer avec les différentes directives du pouvoir central et n’a eu de cesse de chercher à ravitailler la ville. Les changements de régime économique : réglementation ou libre circulation ne modifièrent en rien cette situation. Dans la pratique les pouvoirs publics ont toujours été contraints d’intervenir en continuant de réglementer et de subventionner le prix du pain. Une de leurs préoccupations constantes est d’assurer la subsistance des plus pauvres, autrement dit de la majorité de la population. C’est à ce prix qu’ils parviennent à maintenir l’ordre et à éviter de graves émeutes ou soulèvements. Toute proportion gardée, le contexte actuel de forte inflation n’est pas sans rappeler cette situation, et si comparaison ne vaut pas raison, l’énergie d’aujourd’hui est peut-être le pain d’hier !
Cotes ADC : 1 Fi 359
Source : « La question des subsistances dans la commune d'Aurillac, de 1788 à 1795 » par R. Rieuf dans Revue de la Haute-Auvergne, 1945 pages 307-329 et 1947 pages 46-68 et 100-111.
Document rédigé par Nicolas Laparra
[1] Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV par Steven Kaplan, 1976.