Un cas d'hermaphrodisme à Saint-Flour en 1872 ?
Le registre d’état-civil de la commune de Saint-Georges mentionne la naissance, le 12 septembre 1837, d’un « garçon », Matieu (sic) B. Cet acte de naissance, banal, porte une mention marginale qui l’est moins : « Par jugement du tribunal civil de Saint-Flour du 18 novembre 1872, l’acte ci-contre a été rectifié en ce sens que l’enfant nouveau-né sera désignée audit acte sous le prénom de Marie étant du sexe féminin ». Lorsque l’on consulte le jugement sur requête du tribunal de Saint-Flour (qui porte la cote 157 U 203), on comprend que cette modification d’état-civil est intervenue à la veille du mariage de Marie B. : « désignée sur le nom de Mathieu et reconnue du sexe masculin, tandis qu’au contraire son vrai nom est Marie et qu’elle se trouve être du sexe féminin ». L’avoué Ravoux, qui rédige la requête, a du mal à masquer son trouble : il avait écrit « masculin », mot qu’il surcharge de « féminin ». La requérante apporte à l’appui de sa demande un acte de notoriété du juge de paix du canton de Saint-Flour-nord, du 15 novembre 1872. Le parquet ne fait aucune opposition, et le tribunal ordonne la modification de l’état-civil en marge de l’acte de naissance.
L’acte de notoriété est habituellement utilisé pour suppléer les lacunes de l’état-civil. Le juge de paix, saisi par le tribunal civil qui a « manifesté le désir de voir les moyens par elle invoqués à l’appui de sa demande », ne fait appel à aucun médecin, mais se contente d’enregistrer dépositions et serments des sept témoins produits par la requérante : sa tante Agnès B. et six habitants de Saint-Flour, tous des hommes âgés de 44 à 62 ans. Agnès B. « a déclaré qu’elle connaissait parfaitement la famille B., que du reste le père était son frère, qu’elle sait que du mariage de Pierre B. avec Catherine M. sont issus trois enfants au nombre desquels se trouve Marie B. (…) que c’est par erreur que l’acte de naissance de cet enfant porte qu’il est du sexe masculin et qu’il s’appel (sic) Mathieu, tandis qu’il devrait constater qu’il est du sexe féminin et nommé Marie ». Les six autres témoins font la même déposition.
Marie B. épouse Baptiste S. à Saint-Flour le 20 novembre suivant : l’erreur matérielle, qui empêchait le mariage, a donc été réglée en une semaine. Il faut supposer que Marie B. n’avait pas eu besoin plus tôt de son acte de naissance pour des nécessités administratives, et que la mention du sexe masculin ne l’avait pas gênée jusqu’à la constitution de son dossier de mariage ; Matieu B. ne fut pas tiré au sort en 1857, et échappa donc à la conscription, qui eût naturellement obligé à une clarification. L’âge du mariage, 35 ans, tardif pour l’époque, pourrait indiquer la gêne éprouvée par le sexe enregistré à l’état-civil. Le couple eut une postérité.
On peut s’étonner, néanmoins, de la facilité avec laquelle juge de paix, procureur et président du tribunal civil avalisent ce changement de sexe comme simple rectification d’une « erreur » matérielle, en se gardant bien d’y faire intervenir la médecine. Il devait être aussi évident, en 1872, que Marie B. était de sexe féminin, que Matieu B., en 1837, était un « garçon ». Mathieu est devenu Marie ; l’enfant a changé de sexe.
Peut-être les parents du bébé de 1837 désiraient-ils un garçon avec tant de force qu’ils le déclarèrent du sexe masculin malgré l’évidence physiologique ? Peut-être aussi cette mention anodine dissimule-t-elle un cas d’hermaphrodisme ?
« Les hermaphrodites (ou intersexués) », comme l’explique Gabrielle Houbre, historienne spécialiste de la question, sont des « individus à l’identité sexuelle ou inclassable ou difficile à définir ». La question est étudiée, depuis le XVIe siècle, sous le double angle médical et juridique. Le grand spécialiste de l’hermaphrodisme, dans les années 1870, fut Ambroise Tardieu (1818-1879), médecin qui publia en 1874 le témoignage autobiographique d’Herculine Barbin. Née fille en 1838, elle endossa des habits masculins en 1860 et se suicida en 1868, ne supportant pas le regard de la société. Le XIXe siècle connut de retentissants procès en nullité de mariage, intentés par des maris s’estimant floués. Les rectifications en marge de l’état-civil, sans être banales, ne sont pas rares.
Aujourd’hui l’hermaphrodisme, qui concerne, selon les estimations, entre 0,02 et 2 % des naissances, est utilisé, par les mouvements « Gender » et LGBT, pour prouver que le sexe n’est pas une réalité naturelle, mais une construction culturelle en vertu de laquelle chacun doit pouvoir choisir son sexe librement et sans craindre la discrimination.
Marie B. , quant à elle, était pressée de se marier ; les juges de Saint-Flour, probablement pressés d’éluder une question qui troublait leurs certitudes sur le dimorphisme sexuel…
ADC, 2 E 188/2, 157 U 203 et 4 U 19/5
Bibliographie : Gabrielle Houbre, « Les incertitudes du sexe », dans L’Histoire, n° 354, juin 2010, p. 10-17.