Des anarchistes à Saint-Flour ? L’affaire des lettres de menace et des croix du Calvaire (1882)
Des anarchistes à Saint-Flour ?
L’affaire des lettres de menace et des croix du Calvaire (1882)
En ce mois de novembre 1882, une étrange affaire vient troubler la tranquillité de la paisible ville de Saint-Flour. Plusieurs personnalités de la ville, plus précisément, l’évêque, le maire et M. Baduel, juge au tribunal, ont reçu des lettres anonymes les menaçant de mort s’ils ne répondaient pas favorablement à une demande de rançon, formulée dans les termes suivants. « Tout dans le sang. Si vous ne déposez pas 500 francs au Calvaire de Saint-Flour dans un porte-monnaie, dans un buisson situé entre deux grands rochers les plus près de l’église du côté des stations et dont une croix touche un de ces deux rochers, avant le 5, votre mort sera décidée ainsi que l’incendie de votre palais. Ne mettez personne au calvaire pour veiller car il sera probablement tué. Je vous salue en attendant le dénouement. Le Président du Comité exécutif. L.C. Vive la révolution sociale ». Les lettres anonymes originales n’ayant pas été conservées, c’est à travers le brouillon d’une missive confidentielle, adressée par le sous-préfet au préfet du Cantal et datée du 4 novembre, que leur contenu est parvenu jusqu’à nous.
On apprend dans cette même lettre que les autorités comme les victimes ne prennent pas ces menaces très au sérieux et ne voient « dans cette affaire qu’une plaisanterie de mauvais goût ». Le sous-préfet souhaite toutefois prendre des mesures visant à prévenir l’envoi de nouvelles lettres afin d’éviter que l’affaire ne s’ébruite : « Il serait à craindre en effet que le secret dont nous nous appliquons à entourer les faits […] ne fut trahi par les nouvelles personnes menacées. […] La population qui les ignore et qui, me dit-on, est fort impressionnée par la lecture des faits analogues qui se sont produits ailleurs serait dans un état de fièvre, d’attente et de panique qu’il importe d’éviter ». Le sous-préfet fait ici référence aux attentats dits de la « Bande noire », nom donné à différentes organisations ouvrières d'inspiration anarchiste de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire). Les premières actions de la Bande noire se déroulent à l’été 1882 et sont marquées par un anticléricalisme radical : saccage et incendie d’une chapelle, dynamitage de calvaires et de croix, lettres de menaces. Bien que ciblant principalement des symboles religieux, l'organisation semble être tout de même motivée par des idées libertaires et anticapitalistes.
Pour ce faire, le sous-préfet souhaite mettre en place une surveillance de la boîte aux lettres de la poste de Saint-Flour, boîte à partir de laquelle ont été envoyées les trois premières lettres, soit en plaçant pendant quelques jours un agent de police à l’intérieur du bureau de poste, soit en ordonnant à un employé des Postes de retirer les lettres postées de nuit au fur et à mesure de leur dépôt afin d’appréhender sur le fait leur auteur. Il est aussi décidé de placer deux gendarmes dans la chapelle du Calvaire dans l’éventualité où l’auteur des menaces viendrait vérifier le paiement de la rançon. Mais toutes ces mesures ne serviront à rien car l’affaire prend rapidement une autre tournure. Dans la nuit du 8 au 9 novembre plusieurs croix du Calvaire, douze sur quatorze, sont arrachées et portées quelques mètres plus loin. De nouvelles lettres de menaces, écrites de la même main, sont adressées à l’évêque et au directeur du petit séminaire : « Vous ne vous êtes point encore exécutés, faites-le dans un délai de deux jours où tout brûle. Tout par le sang, vive la révolution sociale ». Méfiant, l’auteur a pris la précaution de changer de boîte aux lettres en délaissant la « grande poste » pour « les boîtes de ville », déjouant ainsi la surveillance de la police. Le sous-préfet ne voit dans le renversement des croix qu’un signe de « mécontentement de ne pas trouver à l’endroit fixé le porte-monnaie qu’ils espéraient y voir » et non « le signe d’un prochain mouvement anarchiste dans l’arrondissement de Saint-Flour. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher, je crois, les motifs […] dans un besoin pressant d’argent, une rancune personnelle, ou même le simple désir de faire parler de Saint-Flour ». Une enquête est ouverte par le juge d’instruction mais ne produit aucun résultat précis. Dans l’attente, les croix sont replacées et la surveillance des deux gendarmes aux abords du Calvaire reprise jusqu’à nouvel ordre.
Toutes ces précautions ne peuvent cependant empêcher l’ébruitement de l’affaire. En effet, dès le 10 novembre, le journal La République Libérale propose un article intitulé « Les anarchistes à Saint-Flour » dans lequel est relaté avec toute exactitude le déroulé des faits. Pour ce journal de tendance républicaine, il ne faut pas exagérer le danger de ces menaces qui sont attribuées à des « individus qui aiment le désordre, s’adonnent à la paresse et se livrent à la débauche », voulant imiter les « exploits récents des anarchistes » dans le but « de faire peur aux bourgeois et aux curés ». Ce n’est pas l’opinion du Moniteur du Cantal, journal de tendance antirépublicaine, qui lui aussi évoque l’affaire dans son édition du 11 novembre : le rédacteur y voit plutôt l’œuvre des anarchistes et socialistes de Montceau-les-Mines qui « ont, paraît-il, des affiliés à Saint-Flour ». Plaisanterie de mauvais goût inspirée par les évènements de Montceau-les-Mines ou véritable action anarchiste ? Il est impossible de l’affirmer avec certitude à la lecture des documents qui ont été conservés.
Dans son rapport destiné au préfet le 12 novembre, le sous-préfet écrit : « pas de faits nouveaux si ce n’est une nouvelle lettre de menaces adressée à l’imprimeur de l’Impartial. Instruction n’a pas encore abouti. Surveillance exercée cette nuit sans résultat ». La dernière pièce de ce dossier est un brouillon de lettre du sous-préfet au préfet en date du 16 novembre dans lequel il regrette que l’administration des Postes refuse de laisser surveiller les boîtes aux lettres de la ville et que, dans ces conditions, il lui semble impossible de saisir l’auteur des menaces sur le fait. Le juge d’instruction se tourne quant à lui vers une tout autre piste puisque d’après le sous-préfet, il « croit qu’il arrivera à découvrir l’auteur de ces lettres. Et a l’intention d’aller saisir les copies des élèves des divers séminaires de la ville. Il croit d’après certains indices que les lettres viennent de là ». Il semble toutefois que les coupables n’aient jamais été retrouvés et que l’affaire s’en soit tenue à ces quelques péripéties.
Cotes ADC : 3 Z 46, 15 JOUR 1 et 2 JOUR 27
Document rédigé par Nicolas Laparra