Un pigeon chez les « poulets »
Un pigeon chez les « poulets »
Le pigeon messager est utilisé par l’homme depuis des millénaires : des tablettes sumériennes de plus de 5000 ans témoignent du dressage de colombes et les navigateurs phéniciens utilisaient déjà des pigeons pour donner de leurs nouvelles lorsque la tempête les retenait éloignés du port[1]. En France, depuis Charlemagne et durant tout l’Ancien régime, la colombophilie, définie comme « l’art d’élever et de faire concourir les pigeons voyageurs », est un privilège réservé à la noblesse. Après l’abolition de ce privilège par la Révolution, au XIXe siècle, et malgré l’apparition de nouveaux moyens de communication comme le télégraphe, elle ne cesse de se développer, particulièrement dans le nord de la France sous l’influence de la Belgique. La guerre de 1870 et le siège de Paris par les Prussiens démontra l’importance et l’efficacité militaire du pigeon voyageur. Les premiers colombiers militaires furent créés en 1877 et « c’est dans l’armée française que naquit l’idée d’utiliser le pigeon voyageur sur la ligne de feu et de l’adapter aux diverses phases de la guerre ‘moderne’ ». La Première Guerre mondiale fut une nouvelle occasion de prouver la fiabilité de ces messagers tandis que les lignes téléphoniques sont coupées et les estafettes empêchées de progresser. La colombophilie revêt un véritable intérêt stratégique, elle est réglementée et surveillée de près par les autorités militaires.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’occupant allemand supprime toute activité colombophile en zone occupée dès juin 1940 et la restreint très fortement en zone sud par une réglementation draconienne. Au sortir de la guerre, le gouvernement provisoire publie l’ordonnance du 25 juin 1945 réglementant la colombophilie civile. Son objectif est de : « faciliter la réorganisation et le développement de la colombophilie, tout en permettant un contrôle efficace de cette branche intéressant la défense nationale »[2]. Les documents et objets présentés ici sont les témoins directs de cette nouvelle règlementation. C’est ainsi que les Archives départementales conservent un dossier produit par les services de la préfecture sur la surveillance de l’activité colombophile dans le département entre 1945 et 1960. On y trouve de manière tout à fait inattendue quelques bagues et même quelques plumes. Ces plumes sont celles d’un pigeon voyageur retrouvé par M. Charles Legros, épicier à Condat, comme il en fait état dans un procès-verbal de gendarmerie rédigé à la date du 10 août 1960 : « Le 15 juillet 1960, dans la soirée, j’ai découvert devant la porte de mon habitation un pigeon voyageur qui paraissait blessé. Je l’ai capturé sans aucune difficulté du fait qu’il lui manquait une partie des plumes de l’aile gauche. Depuis cette date je suis toujours en possession du volatile que j’ai nourri et je ne demande aucune rémunération. Actuellement je le crois capable de reprendre son vol. Je l’ai signalé à Monsieur le secrétaire de la mairie de Condat, lequel a fait le nécessaire. J’ignorais qu’il fallait le signaler à la gendarmerie ». En effet, est adjoint au procès-verbal, une note de service de la mairie de Condat en date du 15 juillet qui informe la préfecture qu’un pigeon blessé a été recueilli par M. Legros. Elle est envoyée avec trois plumes portant numéros et adresses. On peut encore y lire les inscriptions « 74 K » et « Cureghem centre Bruxelles ». La préfecture transmet à son tour ces éléments à la compagnie de gendarmerie de Condat « à l’effet de procéder au lâcher de ce pigeon qui bien qu’étant blessé lors de sa découverte semble actuellement en état de reprendre son vol ». Le procès-verbal précise que le pigeon est « non porteur de message ». L’oiseau est ainsi relâché par les gendarmes le 9 août : « après avoir hésité quelques secondes, il s’est dirigé à tire d’aile, vers les sud-est ».
Ce dossier renferme plusieurs dizaines de procès-verbaux du même type rédigés entre 1947 et 1963. Ils sont la conséquence de l’article 6 de l’ordonnance du 25 juin 1945 qui dispose que « toute personne ayant recueilli un pigeon voyageur est tenue de la remettre sans délai à son légitime propriétaire […]. A défaut de signe distinctif, le détenteur est tenu d’en faire la déclaration à l’autorité locale (maire, gendarmerie ou commissaire de police) et de tenir le volatile à la disposition de l’autorité prévue ». Conformément à l’article 19 de la même ordonnance, les autorités sont chargées d’un recensement annuel des ressources colombophiles : « le maire de chaque commune fait publier, un mois avant la date annuellement fixée par le ministre de l’Intérieur pour le recensement, un avertissement adressé à tous les éleveurs colombophiles qui possèdent des pigeons voyageurs dans la commune, pour les informer qu’ils doivent faire à la mairie, avant cette date la déclaration du nombre de pigeons voyageurs qu’ils détiennent. Dans la quinzaine qui suit la date fixée […], le maire fait exécuter des tournées par les services de police pour s’assurer que toutes les déclarations ont été exactement faites ». L’affiche du premier recensement pour l’année 1946 a été conservée, de même que l’état récapitulatif numérique. Il n’y a alors qu’un seul éleveur dans le Cantal, M. Léon Chauchard, mécanicien frigoriste à Riom-ès-Montagnes et membre de la société « Ramiers des Dômes » de Clermont-Ferrand, déclarant posséder 8 pigeons voyageurs, tous « entraînés ». Dix ans plus tard, au 31 décembre 1955, il y 14 colombophiles recensés, 13 à Aurillac et 1 à Arpajon-sur-Cère, tous membres de la société l’Hirondelle Aurillacoise, pour un total de 183 pigeons, dont 163 sont dit « entraînés ».
Comme en témoigne ce dossier d’archives, les associations colombophiles demeurent longtemps très surveillées, placées sous la double tutelle des ministères de la Défense et de l’Intérieur, une situation qui perdure jusqu’en 1994. Aujourd’hui encore, la colombophilie civile reste très active, la Fédération Colombophile Française regroupe 8300 colombophiles dans 646 associations[3]. Le 21 juin 2020, 7000 pigeons furent ainsi lâchés d’Aurillac en direction de la Picardie[4]. De même, il existe toujours un colombier militaire au 8e régiment de transmissions de Suresnes au fort du Mont Valérien, lequel héberge environ 150 individus.
Cote ADC : 44 W 16
Texte rédigé par Nicolas Laparra
[1] Calvet Florence, Demonchaux Jean-Paul, Lamand Régis, Bornert Gilles, Une brève histoire de la colombophilie, Revue historique des armées. Service historique de la Défense, 2007. Disponible sur http://rha.revues.org/1403
[2] https://www.legifrance.gouv.fr/download/securePrint?token=GZa0OH5QaRCWrDxa42T$