Aurillac palimpsestes
Dessins de Benoît Bauzil
L’archiviste est par nature un conservateur, mais aussi un jeteur, car il ne doit conserver que la « substantifique moelle » de la production documentaire : tout ce qui peut servir de preuve aux citoyens, tout ce qui peut servir de source à l’historien. Les critères de sélection, strictement encadrés, sont régis par des principes qui guident sa main au moment du tri : suppression des doublons, des documents analytiques lorsque l’on possède les synthèses (notamment comptables), échantillonnage de documents qui n’ont d’intérêt que statistique. L’éliminateur d’archives est sûr de ne se débarrasser que de la « mauvaise graisse » et de lutter efficacement contre « l’infobésité » caractéristique de notre époque.
Les destructions d’archives, après leur durée d’utilité administrative, se font dans les règles de l’art, afin de préserver, en particulier, l’anonymat et le secret de documents personnels. Mais à l’heure de la benne, le scrupule étreint parfois l’archiviste : a-t-il suffisamment anticipé les curiosités de l’historien de 2050 ou de 2150 ? Telle paperasse ne va-t-elle pas manquer à un citoyen démuni face à un voisin chicanier ? Et puis la voix de la raison reprend le dessus : la saturation menace les magasins d’archives ; l’élimination est faite dans les règles ; le papier part au recyclage.
Cependant ces papiers, lorsqu’on les montre au public, ont le cachet du suranné, le pittoresque du désuet, la grâce de l’antique. Pourquoi ne pas leur donner une deuxième vie, comme ces manuscrits médiévaux que l’on grattait pour en effacer l’écriture et y réécrire un nouveau texte ? Pourquoi ne pas en faire les palimpsestes – non grattés – du XXIe siècle ?
Ces songeries ont rejoint le travail de Benoît Bauzil, exposé à Ydes ou à Aurillac (au théâtre ou à la galerie Clac, passage de la Marinie). Né à Carcassonne, ancien élève des Beaux-arts de Toulouse devenu Auvergnat par son mariage, il enseigne les arts plastiques à Saint-Eugène et à Saint-Joseph. Plusieurs séries de ses dessins avaient pour support des papiers réutilisés.
L’idée est donc venue de lui proposer ces vieux papiers oubliés ou en déshérence, pour qu’il leur insuffle une seconde vie. Les Archives départementales lui ont donné carte blanche ; en fait, la carte n’est pas complètement blanche, car ces papiers couverts d’écritures, de cachets ou de textes imprimés sont tout sauf blancs. Ces fragments de patrimoine cantalien deviennent supports de création.
Et Benoît Bauzil a tout naturellement choisi d’y faire figurer des éléments architecturaux du patrimoine bâti d’Aurillac. Ces dessins au trait, à l’encre, sont agrémentés de collages. Le support et son écriture sont choisis par le dessinateur en adéquation avec l’œuvre qu’il imagine y faire. On y trouvera naturellement quelques uns des monuments-phare de la ville, mais aussi des fenêtres hautes de rues moins fréquentées, des détails imprévus ou insolites. L’œil de l’artiste musarde, sélectionne, photographie, dessine sur le support ad hoc et agrémente d’un collage. Les pattes de mouche du XVIIIe ou du XIXe siècle s’imbriquent dans le dessin de 2013, provoquant des rencontres improbables de lieux, d’époques et de personnes.
La quittance la plus prosaïque, l’expédition d’acte notarié la moins éloquente, le fragment de compte les plus abscons, tous ces papiers acquièrent doublement le statut d’œuvre d’art : par ce qu’ils représentent et par ce qu’ils sont devenus.
Jean de Roquetaillade, fantasque franciscain d’Aurillac au xive siècle, n’a probablement jamais trouvé d’or dans la Jordanneni percé le secret de la transmutation des métaux vils ; mais Benoît Bauzil, par son art revisité du palimpseste, se fait l’alchimiste des vieux papiers, qu’il transforme non en or, mais en art.
Edouard Bouyé
Ancien directeur des archives départementales